mardi 3 mai 2016

Il y a quelque chose de – vraiment – pourri dans le royaume de France.


J’ai quitté la France il y a une semaine. Pas définitivement hein, mais pour prendre un peu de nécessaire repos en exil – ce que l’on a coutume d’appeler des « vacances ». Ça faisait longtemps.

Je suis donc parti loin, dans l’hémisphère sud, dans un pays d’Amérique latine qui était encore, il y a à peine plus de trente ans, une dictature. 

Les gens que je rencontre me posent des questions sur la France : les attentats de novembre, les mobilisations en cours, la répression policière, etc. 

À plusieurs reprises, j’ai donc eu l’occasion de raconter ce qui se passe dans le « pays des droits de l’homme » – on le voit encore comme ça ici – depuis quelques mois. 

Et crois-moi, ça fait un choc. 

Déjà, juste de raconter. Parce que, de fait, tu ne peux pas te contenter de quelques éléments factuels, par-ci par-là. Il faut mettre tout ça en récit, pour que les gens qui ne connaissent pas bien la France et/ou ne suivent pas l’actualité hexagonale puissent comprendre. 

Et ça, ça t’oblige à sortir de ton vécu quotidien, à essayer de raconter les choses sans les caricaturer mais en essayant de ne pas trop te disperser et, tu t’en rends compte assez vite, à parler de trucs dont on ne parle quasiment plus entre nous, en France, parce qu’on sait que ça s’est passé, que ça se passe, et donc on n’en cause pas. C’est là. 

Et donc tu racontes : les attentats, l’état d’urgence, les perquisitions administratives, les assignations à résidence, les manifestations interdites, le « débat » sur la déchéance de nationalité, les 317 mises en garde à vue du 29 novembre, les élections et les scores du FN, Estrosi qui devient un résistant contre le fascisme, les résultats du FN dans la police et l’armée, les agressions islamophobes, la reconduction de l’état d’urgence sans débat, les restrictions des libertés publiques, les violences policières, l’acquittement du flic tueur par le tribunal de Bobigny, la situation des migrants de Calais, l’armée dans les rues, la violence du « débat public » et des éditorialistes, intellectuels et responsables politiques qui tirent à boulets rouges sur tout ce qui ne leur revient pas, la solidarité totale des Valls, Cazeneuve et autres avec les flics violents, les condamnations à de la prison ferme pour des manifestants ou des militants syndicaux, les flics qui ont droit de rentrer chez eux avec leur arme de service, les flash-balls, les canons à eau, le traitement médiatique des manifestations… 

… et autres joyeusetés. Et en faisant cette liste, en la mettant en récit, tu te rends compte d’un truc : tu savais qu’il y avait quelque chose de pourri dans le royaume de France, mais à force de baigner dedans au quotidien, tu avais un peu de mal à le regarder d’en haut, à voir la « big picture », comme on dit en anglais. Et quand tu racontes tout ça à des gens qui ne savent pas, qui n’ont pas suivi, tu te rends compte de l’accumulation, tu te rends compte qu’il y a des choses hallucinantes que tu avais presque oubliées parce qu’elles ont été suivies d’autres choses hallucinantes, encore plus parfois, et aussi tu te rends compte que tout ça n’est pas juste une succession de trucs scandaleux, mais un processus d’ensemble. 

A fortiori quand, en face de toi, des gens qui vivent en Amérique latine, qui viennent d’Argentine, d’Uruguay, de Porto-Rico ou d’ailleurs, qui ont connu la France ou ne l’ont pas connue, mais qui pour la plupart viennent de pays où la mémoire de la dictature est encore fraîche, te regardent avec des yeux effarés, ahuris, choqués. Bien évidemment, ils et elles savent et comprennent que la France n’est pas le Chili de Pinochet. Mais ils comprennent aussi, et ils te font comprendre, que ce que tu es en train de raconter, ce n’est pas juste une évolution énervante, révoltante. En fait, c’est très inquiétant.

Alors tu racontes aussi que tout n’est pas catastrophique, qu’il y a des résistances et, depuis près de deux mois, une contestation large, des manifestations, Nuit debout, le succès de certains bouquins, certains films, certaines initiatives militantes… Mais en fait tu as du mal à y croire toi-même. 

Surtout quand, pendant la conversation, tu regardes distraitement ce qui se passe sur internet, et que les vidéos et photos de l’évacuation de République le 28 au soir, ou de la manifestation du 1er mai, arrivent, et que tu les montres aux gens avec qui tu parles. Tu es en Amérique latine, dans un ex-dictature, et les gens regardent les images des violences policières avec des yeux hallucinés, avec parfois même des larmes dans les yeux, ils et elles te disent « C’est en France, ça ? », « Mais ils sont malades ? », « Mais pourquoi ils font ça ? », etc. Et en fait les vidéos, tu les vois différemment d’un coup. 

C’est le deuxième effet Kiss Cool, après celui de la mise en récit. Alors non, pas de dramaturgie inutile : la France n’est pas devenue une dictature policière. 

Mais par contre, une évidence : il y a un drôle de climat dans ce pays, et il est loin d’être tempéré. 

Notre quotidien est rempli de choses qui nous auraient paru inimaginables il y a encore quelques années, voire quelques mois. Bien sûr, on ne les accepte pas. On ne s’y soumet pas. On n’est pas résignés. Mais je crois bien que, malgré nous, et c’est malheureusement normal, on s’y accoutume. En Palestine on appelle ça la « normalisation » de l’occupation. Tu es contre l’occupation, bien sûr. Et tu ne l’acceptes pas. Mais petit à petit, tu apprends à vivre, malgré elle. 
Il y a des choses que l’on ne voit plus. Et aussi des choses que l’on voit, qui nous choquent, mais que l’on oublie parce que la suite ou l’actualité du moment est encore plus choquante. 

Est-ce que c’est vraiment nouveau, ou est-ce que ça a existé de tout temps et partout ? Il n’y a jamais de pure nouveauté, évidemment. Mais cela n’empêche pas de constater qu’il y a des moments, des lieux, où les choses s’accumulent, s’accélèrent, où ce qui peut se passer en quelques semaines, voire en quelques jours, est plus important que ce qui a pu se passer pendant quelques années.

Et peut-être qu’on le voit d’autant mieux, en tout cas c’est mon impression depuis l’hémisphère sud, lorsque l’on s’extrait, un peu, du lieu et du moment en question. 

Peut-être que ce que j’écris là te semble évident. Tant mieux, ou tant pis, pour toi. Moi depuis une semaine je prends quelques claques.  

Peut-être que ce que j’écris là te semble exagéré. Tu as peut-être raison. J’espère que tu as raison. 

Peut-être que ce que j’écris là te semble en-deçà de la réalité. J’espère sincèrement que tu as tort. 

Dans tous les cas, on s’accordera au moins là-dessus : il y a quelque chose de vraiment pourri dans le royaume de France. 

Je rentre dans une semaine. Et je sais qu’à mon retour, je vais essayer de faire plus, mieux. 

J’espère que d’ici là celles et ceux qui se mobilisent, qui refusent de baisser la tête, qui respirent des lacrymos mais qui ne reculent pas, ne lâcheront rien et seront de plus en plus nombreux et nombreuses. 

Le pire n’est jamais certain non. Mais ce qui est certain, c’est que le pire ne survient jamais du jour au lendemain. 

Il y a une voie vers le pire, et là on est malheureusement embarqués dessus, et lancés à pleine vitesse. 

Et, au vu de la destination qui nous est promise, il va vraiment falloir qu’on fasse dérailler le train. Toutes et tous ensemble. Et le plus tôt sera le mieux. 


Julien Salingue
lundi 2 mai 2016

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