lundi 15 août 2011

Nos héros encerclés



« Les statues ne font que nommer l'oubli. On n'est jamais plus mort qu'en bronze ». Comme la pensée de l'écrivain-journaliste français, Alexandre Vialatte, tombe à pic dans la réalité de nos places publiques après le 12 janvier 2010.

Haïti: Du haut de leur piédestal, les héros de l'Indépendance d'Haïti regardent désespérément les sans-abri qui se débattent dans la crasse au Champ de Mars. Les sans-abri, eux aussi, observent ces légendes statufiées au sujet desquelles nos livres d'histoire racontent tant de prouesses : ils nous avaient libérés de nos chaînes ; ils sont encerclés depuis le 12 janvier 2010 par une population aux abois.

Nèg mawon, îlot de tentes

La place du Marron inconnu est un îlot de tentes non loin du Palais national. Les huttes recouvertes de haillons environnent la statue du Nègre marron, symbole de la liberté. Très pratique pour les sans-abri, le lambi qu'il tient dans ses mains est utilisé pour retenir les fils électriques qui alimentent en énergie les tentes.

« L'électricité est le seul bien que nous avons à gogo ici. Cela nous permet de tuer l'ennui. Nous regardons la télé et écoutons la radio », dit Jean, un jeune père de famille, qui a trouvé refuge à l'ombre du Nègre marron.

Un entrelacement de fils transporte l'électricité sous les bâches crasseuses. Tout le monde s'improvise électricien dans ce petit monde caractérisé par le sens de la débrouillardise. Tout près d'une baraque, un jeune ajuste un fil électrique sur un arbre. Il rétablit l'électricité dans sa tente pour aller suivre le match Brésil Vs Allemagne que nos chaînes de télévision diffusent pendant la journée.

La statue que le sculpteur haïtien Albert Mangonès avait réalisée ne fait pas seulement office de pylône électrique, elle est aussi un vrai « blayi » qui sert à sécher les linges.

Native des Cayes, Marie-Lourdes Louis, une lavandière, qui a deux enfants à nourrir, est la voisine de Nèg mawon et elle ne sait vraiment pas ce que représente cette statue. Elle la voit, dit-elle ingénument, avec son lambi et ne va pas plus loin. Elle trouve que cet objet conserve beaucoup de chaleur et sèche vite les vêtements qu'elle lave pour ses clients. Depuis qu'elle a perdu son mari le jour de la tragédie, elle est seule à tenir son foyer sur une place publique.

Ce symbole de liberté, les gens ne le portent pas trop dans leur coeur ; il est considéré, par Bernadette qui vit dans le périmètre de la place du Marron inconnu, comme un objet de sorcellerie. Elle ne sait pas si c'est pour cela que sa machette en bronze a été coupée au beau milieu et plusieurs mailles de ses chaînes arrachées. « Ce Nègre marron, c'est bien le président François Duvalier qui l'a fait réaliser ; on sait de quoi ce monsieur était capable », avance-t-elle. Son amie, Justine, proteste et décèle dans ce bronze un objet de curiosité pour touristes.

« Depuis le 12 janvier 2010, beaucoup de Blancs ont pris des photos de Nèg mawon. On m'a photographiée avec lui », dit-elle, se prenant pour une star. Pour nous en convaincre, elle est allée chercher une revue américaine qui illustre un article avec sa photographie avec la statue.

« Nèg mawon est mon voisin. Il a permis au monde de savoir que je suis là. Oh non! je ne vais pas mourir sur cette place publique », dit la vieille, qui croit que la base sur laquelle est élevée la statue est un tombeau.

Places Toussaint Louverture et Henri Christophe

L'environnement de la statue de Toussaint Louverture est le même. La misère du peuple est sans miséricorde. De ce mot, ces miséreux ne retiennent que la corde qui les attache au pied du premier des Noirs. Quand ils nous parlent, leur souvenir revient à leur maison déracinée du sol, des demeures et des corps transformés en tas de décombres.
Merline Alcéna, une Port-de-Paisienne de 19 ans, avec deux enfants sous les bras qui crient famine, vit avec son mari Dieubon grâce au soutien des voisins et de quelques bons samaritains. Son ami Nadège, du même âge, n'a rien à faire toute la journée. Comme d'autres jeunes filles de leur âge dans les parages, chaque jour, elles vont s'asseoir au pied de Toussaint, passant leur temps à regarder les gens aller et venir et à allaiter leurs enfants.

Debout, les seins nus au soleil, une jeune fille prend son bain aux pieds du héros. Assises sur un muret, deux jeunes filles tressent les cheveux de leurs amies. Aucune profanation de la statue du héros mort au Fort-de-Joux en France. Seule la patine du temps et la poussière la recouvrent.

Plus loin, quand on tourne le regard vers le levant, la place d'Henri Christophe apparait détraquée, figée dans un temps qui remue les cendres des souvenirs de dévastation de la ville : le même paysage de haillons, de toilettes mobiles, de saleté qui soulève le coeur. Tout ce qui dépérit n'a pas bougé d'un iota autour de la statue équestre de Christophe, le roi bâtisseur. Ce qui se construit à ses pieds est une vraie citadelle de misère sans porte ni fenêtre pour respirer le souffle de l'espoir.

Les jeunes désoeuvrés assis près des flaques d'eau verte ne se bercent plus d'illusions. Ils ont vu les plus capables reprendre une vie normale : maison affermée, boulot ; tandis que eux, les marchands de « manje kwit », les pacotilleurs, les petits détaillants, traînent toujours à la même place.

Places Dessalines et Pétion

« On vit avec la peur sur la place Dessalines. De jour comme de nuit, les voleurs infestent ce camp. Lorsque la police fait une descente des lieux, les innocents paient pour les coupables. Et c'est pour cela que mon fils, mon unique enfant a dû fuir notre tente », déplore ce père de famille qui se considère comme un spécialiste, un confectionneur de ''pèpè''.

La statue équestre de Dessalines est encerclée. La misère semble enchaîner les enfants de l'empereur pour encore longtemps. Elle n'a pas été vandalisée, mais plusieurs mâts de drapeaux qui l'entourent ont été sciés. D'après un sans-abri, ils ont été volés parce que les mâts sont en fer ; ce métal, vendable sur le marché, prolonge l'existence des affamés. Tout près de sa tente, un pylône électrique a été déraciné pour le même mobile.

La place Dessalines, dans l'esprit de plus d'un, se présentait de même que toutes les autres places occupées, comme un camp de sinistrés transitoire. Mais après un an et sept mois, il s'installe dans la durée. En guise de proposition de solution, le maire de Port-au-Prince, Jean Yves Jason, prévient qu'il a l'intention de déplacer les quelque 20 000 personnes qui vivent au Champ de Mars pour les transférer au Morne à Cabris, situé au nord de Port-au-Prince.

L'Exécutif affiche des réserves quant à cette approche, selon le conseiller en logement et en reconstruction auprès du gouvernement haïtien, Patrick Rouzier.

Si le gouvernement n'approuve pas le projet du maire, les sinistrés ont encore de beaux jours devant eux. L'espace ouvert à la promenade, au jeu et à l'accueil d'événements culturel, social et économique est, selon l'édile, livré aux «actes de banditisme », l'une des raisons, a-t-il confié, qui le porte à prendre ces mesures. Aussi souhaite-t-il vider les camps avoisinant le Palais national au plus vite. « Nous allons agir la semaine prochaine », a-t-il déclaré à l'Associated Press.

A quelques pas de la place Dessalines, le même paysage de loques, de vieilles baraques puant l'odeur de la misère pour Alexandre Pétion haut perché sur sa base. Le père du panaméricanisme perdu dans les nuages n'arrivera pas à entendre le bourdonnement de cette ruche de sans-abri qui détériore son environnement et rend sa place inconfortable.

Chaque jour qui passe détourne les places publiques, cet ensemble d'aménagement urbain qui privilégie le divertissement, de leur vocation. Aussi loin que le regard est porté sur la place des héros plongée sous une flambée de soleil, la même détresse se déchiffre entre les lignes des tentes qui forment une géographie du désespoir, qui raconte la tragédie du 12 janvier 2010.
Claude Bernard Sérant

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