jeudi 31 mars 2011

Fermer l'enclave de la honte !

Barack Obama a autorisé, le 8 mars, la reprise des procès militaires dans le site cubain de Guantanamo, après les avoir suspendus pendant deux ans. Cette décision, à rebours des engagements pris, met à mal une détermination déjà passablement affaiblie de fermer le camp scélérat.
Mais si Guantanamo mobilise depuis des décennies les militants des droits de l'homme, ce n'est pas uniquement en raison du sort des 172 détenus accusés, depuis 2002, de terrorisme islamiste. Ce sont d'autres indésirables qui ont fait l'histoire sombre de ce bout de terre à 200 kilomètres de la Floride : les immigrés clandestins qui fuient Haïti, ses tortionnaires, sa misère et ses colères telluriques.
L'histoire de l'emprise américaine sur cet espace caribéen reliant Cuba, Haïti et la péninsule de Floride commence au lendemain de la guerre d'indépendance cubaine contre l'Espagne. L'émancipation est soutenue par les Etats-Unis, qui acquièrent Porto Rico et, faute de pouvoir s'imposer dans l'ancienne colonie française, obtiennent d'installer une base navale dans la baie occidentale de Cuba - Guantanamo - en 1903. Second choix, l'enclave le demeura lorsque, contraints de quitter Haïti en 1934, après dix-sept années d'occupation, ils renouvelèrent le bail de Guantanamo, s'assurant ainsi de conserver un pied dans ce que certains ont nommé une "Méditerranée américaine".
A la fin des années 1950, à la faveur de la révolution castriste et de l'accession au pouvoir de François Duvalier, l'histoire de ce triangle impérial prit un nouveau tour : face à l'afflux de réfugiés haïtiens fuyant le régime criminel de Papa Doc ( 1957 à 1971), les Etats-Unis envisagèrent de créer un centre de détention pour ceux qui étaient interceptés... à Guantanamo. Plus proche d'Haïti que de la Floride, Guantanamo bénéficie d'emblée de sa souveraineté juridique litigieuse : pour le Pentagone, la base est "à nous" mais pas "chez nous".
La politique migratoire de Washington à l'égard de la Caraïbe était alors empreinte d'une assez grande duplicité : l'on accueillait à bras ouverts les dissidents castristes mais l'on fermait la porte aux Haïtiens et aux Dominicains victimes de tyrannies semblables (mais non communistes), parfois installées avec le concours des services américains.
L'administration Reagan édicta ensuite un principe intangible : les rafiots haïtiens ne devaient en aucun cas toucher le sol américain et étaient par conséquent directement déroutés en pleine mer, pour un itinéraire retour à Port-au-Prince. La meilleure façon de ne pas avoir à les "remettre sur les bateaux" était encore qu'ils n'en descendent pas. Le renversement de Jean-Bertrand Aristide, en 1991, provoqua une nouvelle hémorragie et des dizaines de milliers de boat people tentèrent de rejoindre les Etats-Unis. Cette fois, l'administration Bush installe des milliers de tentes à l'autre extrémité de Guantanamo pour y enfermer les clandestins interceptés. Il s'agira du plus grand centre d'accueil et de détention des réfugiés : au plus fort des interpellations par les patrouilleurs des mers américains, près de 45 000 Haïtiens y furent détenus.
Nul ne pouvait ignorer que nombre de ces exilés étaient des victimes d'un régime qui torturait et assassinait ses opposants. Tout le dilemme des autorités américaines réside alors dans la distinction jésuitique entre émigration économique (Haïti est le pays le plus pauvre de cette partie du monde) et exil de réfugiés politiques protégés par le Refugee Act de 1980.
Sans distinction possible, a priori : renvoyer les demandeurs d'asile à une mort probable était politiquement embarrassant, mais les accepter sur le territoire américain risquait d'ouvrir la boîte de Pandore : plus de 25 000 Haïtiens avaient déjà tenté d'arrimer, suivis par 30 000 Cubains, et ils seraient des dizaines de milliers d'autres si le signal de l'accueil était donné.
Une argutie juridique, toujours au coeur des débats en 2011, permit de trancher le dilemme : l'obligation d'asile ne s'applique qu'aux immigrants parvenus sur le sol américain. Or la base navale cubaine n'est pas, techniquement, sous souveraineté américaine. De centre d'accueil provisoire, Guantanamo devint alors un lieu de détention : les clandestins n'étaient pas tous renvoyés immédiatement mais tous étaient considérés comme des criminels. Nombre d'entre eux faisaient en effet les frais d'une guerre à la drogue dont on les accusait opportunément d'être les principaux trafiquants dans l'espace antillais.
D'autres étaient maintenus parce qu'ils contrevenaient aux procédures d'usage pour l'acquisition du droit d'asile, des années d'attente et un examen médical scrupuleux. Car les Haïtiens n'ont pas bonne presse, on les accuse d'être porteurs de la tuberculose et du sida, si bien que les services sanitaires américains les classent en tête des "populations à risque" qu'il est préférable de maintenir en quarantaine. Le Center for Disease Control leur accorde ainsi une place de choix dans la catégorie administrative infamante des quatre H : homosexuels, hémophiles, héroïnomanes et haïtiens.
Préfigurant la rhétorique de son successeur, Bill Clinton répond aux cris d'indignation en affirmant que les détenus ne pouvaient en aucun cas réclamer l'habeas corpus, n'étant protégés ni par la Constitution des Etats-Unis, ni par l'Etat fédéral américain, ni par les lois internationales. Pas même les 150 détenus séropositifs qui y sont enfermés et isolés.
Devant ce déni de justice et d'humanité, les grèves de la faim dans l'île et sur le territoire américain, la mobilisation d'artistes et les témoignages de ceux qui en échappèrent furent nombreuses : le chanteur haïtien-américain Wyclef Jean, membre du groupe The Fugees (et candidat à l'élection présidentielle en Haïti), reprend alors avec ironie la chanson des dissidents cubains Guantanamera. Un groupe d'étudiants en droit parvient à porter l'affaire devant un tribunal new-yorkais qui conclut à l'inconstitutionnalité de l'argument clintonien : Guantanamo est "sous tutelle" américaine, la loi s'y applique donc.
Le centre est fermé en 1995 et ses 4 000 prisonniers sont reconduits. Mais un tour de passe-passe judiciaire permet d'effacer la décision afin qu'elle ne fasse pas jurisprudence. Il faut attendre 2004 pour que la Cour suprême confirme la décision d'un petit juge de Brooklyn en affirmant que tout détenu de la baie de Guantanamo (y compris, bien sûr, les présumés terroristes, installés depuis 2002) a le droit de contester sa détention et peut recourir aux tribunaux américains. Pour les Haïtiens, cet arrêt est une évocation doublement douloureuse : en 2001, le Patriot Act les qualifiait eux aussi de "menaces à la sécurité nationale".
Lorsque, après le séisme de 2010, Barack Obama annonce qu'il suspend la reconduite des clandestins haïtiens (tolérance dont l'expiration est repoussée à juin 2011), chacun salue une mesure humanitaire de bon sens. La nomination, par Barack Obama, de Bill Clinton et George W. Bush à la tête du plan de secours d'urgence à Haïti, en 2010, fit en revanche sursauter certains progressistes à la mémoire longue.
Lorsque, dans le même souffle, les Etats-Unis réinstallent des tentes à Guantanamo pour accueillir les réfugiés haïtiens fuyant le cauchemar, la bonne foi humanitaire masque mal l'absence de tact historique. Aujourd'hui s'éloigne un peu plus la perspective d'une fermeture prochaine de cette enclave de la honte. Les deux visages de Guantanamo, celui des réfugiés dangereux, ici, et celui des terroristes ennemis, là, sont donc, hélas, même sous Barack Obama, toujours grimaçants.

Ouvrage : "Homérique Amérique" (Seuil, 2008).

Sylvie Laurent, enseignante à Sciences Po et chercheur à Harvard

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