dimanche 25 juillet 2010

Pour un sursaut de la presse haïtienne


« Les journalistes sont devenus les nouveaux chimères ». Je n’oublierai jamais cette remarque d’un homme très respecté en Haïti, qui a beaucoup donné à son pays et qui termine sa vie aujourd’hui en choisissant le silence et la discrétion face à la dégradation des valeurs morales. Avec la dignité qui l’a toujours caractérisé, il préfère avaler sa peine teintée d’amertume devant cette crise morale qui secoue la société haïtienne dans tous ses secteurs, y compris la presse. Je tairai son nom car l’homme s’est retiré de la scène après avoir, il fut un temps, occupé de hautes fonctions publiques. Cette remarque, il l’a formulée lors de ma récente visite en Haïti alors que je me montrais de plus en plus préoccupée par le constat que je faisais d’une dérive certaine dans le milieu journalistique, en particulier dans le secteur radiophonique.

J’ai longtemps hésité avant de partager publiquement mes préoccupations. Mais il s’agit avant tout d’une critique constructive qui devrait porter mes collègues à se ressaisir et à trouver le courage nécessaire pour redresser la barre, élever le débat et regagner la confiance et le respect de l’ensemble de la société haïtienne.

Préoccupations au sein de la corporation

En 2008, au cours d’une intervention à une conférence débat sur « Éthique journalistique aujourd’hui en Haïti : pratiques et défis », organisée le 22 février 2008 à Port-au-Prince par le Groupe Médialternatif, Marvel Dandin, directeur de Radio Kiskeya, avait déjà dressé un bilan désastreux en matière de respect de l’éthique journalistique en Haïti. «Tout en admettant que la concentration et l’instrumentalisation des médias représentent des « menaces », Marvel Dandin perçoit « un sérieux problème » de « méconnaissance par des professionnels eux-mêmes des notions de base d’éthique ». Observant les pratiques qui ont cours dans le milieu, il s’interrogeait sur la capacité de « nos journalistes » à appliquer les « principes les plus élémentaires » qui régissent la profession (protection des sources, secret professionnel, l’exactitude des faits, le sens de responsabilité, etc.)» .

De son côté, notre consœur Marie Raphaëlle Pierre, de la station privée Radio Ibo et membre de l’AJH, avait elle aussi exprimé ses préoccupations face aux nombreux accrocs à l’éthique journalistique en Haïti. Elle avait estimé que ces vingt dernières années «la situation a empiré», en soulignant que « des journalistes exigeaient d’être monnayés pour couvrir un évènement (…), un manque de respect de la vie privée des personnalités (et) une utilisation abusive des genres journalistiques ».

Retour sur les faits

À notre humble avis, notre consœur a été trop sévère lorsqu’elle estime que la situation a empiré ces vingt dernières années, car avant 1986 on ne pouvait pas parler d’une presse véritablement libre. La chute de la dictature en 1986 a entraîné le triomphe de la liberté d’expression, avec ses bons côtés et ses excès. Il nous semble que la dérive dans la presse haïtienne s’est aggravée sous le second mandat d’Aristide. La presse haïtienne, qui est l’un des rares secteurs à assumer ses responsabilités depuis l’écroulement du régime autoritaire des Duvalier, oscille entre son support intéressé au pouvoir d’État et son devoir envers le public. La situation s’est aggravée lorsque certains médias -en particulier dans la presse parlée- ont accordé leurs micros à des chefs de gangs et des chimères tristement célèbres. Ces hors-la-loi qui ont souvent appelé ouvertement à la violence sur les ondes des radios ont été transformés en véritables petits seigneurs de guerre alors que, dans tout autre pays démocratique, ils n’auraient pas eu droit à la parole. D’autres se seraient fait arrêtés pour leurs propos incendiaires et les médias ayant diffusé ces propos seraient trainés devant la justice. Aujourd’hui, toute la société haïtienne en paye un lourd tribut : certains de ces membres de gangs ont accès au Palais National et même au Sénat de la République !

Depuis 2006, nous notons que pour attirer le public et surtout des sponsors, certains journalistes se sont transformés en véritables racoleurs des ondes et le résultat sur les émissions de libre tribune est souvent désastreux. L’apparent « succès populaire » de ce type d’émission donne le vertige à plus d’un de nos confrères. Ces derniers sont devenus des «professeurs de sciences politiques émettant des opinions personnelles très souvent à une audience qui n'a pas les moyens pour se faire une idée réelle du fait », comme l’a fait remarquer cette semaine Richard Widmaier, PDG de Radio Métropole et trésorier de l’Association Nationale des Médias Haïtiens (ANMH), à l’occasion des huit ans d’existence de cet organisme . Il a dénoncé le vedettariat chez certains journalistes et précisé que l’ANMH a noté « que beaucoup de journalistes agissent de façon irresponsable. Parce que, tout simplement, ils deviennent prisonniers d'un courant de pensée populiste qui est à la mode. Tout ceci concourt à discréditer les médias et remet en question la liberté d'opinion », a-t-il avancé en parlant au nom de l'association. Richard Widmaier, ex-président de l’ANMH en a profité pour lancer un vibrant appel aux journalistes, directeurs de médias pour qu'ils fassent preuve de plus de sens de responsabilité, d'éthique et de moralité dans le traitement de l'information. « Nous les invitons à faire une autocritique de leur travail, de la situation de la presse d'aujourd'hui, déclare-t-il. Quant à nous de l'ANMH, nous continuerons à œuvrer pour la formation des journalistes», a-t-il promis. Mais, l’appel de Richard Widmaier sera-t-il entendu ? Nous le souhaitons de tous nos vœux en particulier à la veille d’une année électorale cruciale pour l’avenir du pays.

Perspectives vs solutions

De son côté, l’actuel président de l’ANMH, Jacques Sampeur, directeur de radio Antilles Internationales, a évoqué la possibilité de la création d’un programme de maîtrise en journalisme initié par la corporation à l'intention des travailleurs de la presse. « Avec l'appui de l'ambassade de France et financé par l'Union européenne, l'ANMH est heureuse d'annoncer son programme de maîtrise en journalisme qui sera tenu à l'Université Quisqueya à l'intention des travailleurs de la presse du pays par des professeurs haïtiens et français », a-t-il annoncé . Bien que cette initiative soit louable, comment pourra-t-elle pallier aux déficiences éducationnelles de base de nombreux journalistes qui ont appris leur métier sur le tas ? D’autre part, il est connu que des journalistes qui ont obtenu une maîtrise à l’étranger se sont comportés, malgré tout, sur les ondes comme des « professeurs de sciences politiques » et, d’autres qui, malgré une assez longue expérience dans la presse, se prennent pour des présentateurs tout-puissants se permettant d’interpeller, voire de donner des ordres aux plus hautes autorités du pays.

Ce programme de maîtrise n’est donc pas une solution face à la baisse générale observée dans les médias aujourd’hui. De plus, il est clair que certains pseudo-journalistes embrassent ce métier afin d’accéder à une autre échelle sociale sans avoir la formation adéquate. Ceci peut constituer une fenêtre directe vers la corruption et la complicité entre certains journalistes et/ou le pouvoir ou d’autres acteurs sociopolitiques. Les mauvaises conditions de travail, les bas salaires et l’absence de formation continue constituent aussi des freins à l’éclosion d’une presse responsable. La presse haïtienne n’est ni assez forte ni assez indépendante pour assumer son rôle de quatrième pouvoir aujourd’hui en Haïti.

En 2007, lors d’une intervention à l’occasion d’un colloque organisé à Nairobi, au Kenya, par L’Initiative pour le développement de la presse africaine (AMDI), Stephen King, directeur de BBC World Service Trust, avait déclaré à propos de la presse africaine qu’en plus « des défis importants à relever par ce secteur, le système communautaire international a largement négligé l’importance de la presse dans le développement ». Selon lui, « le soutien au développement de la presse doit être une priorité constante. Les flux de l’aide doivent être plus importants et s’inscrire davantage dans la durée, et des stratégies innovantes doivent être employées pour s’assurer que le secteur de la presse soit viable ». Il me semble que cette description serait valable pour Haïti. Toutefois, non seulement ce n’est pas ce qui est arrivé mais, de plus, les ONG et la MINUSTAH sont devenus des « refuges en or » pour certains journalistes et ont drainé certains des meilleurs talents de la génération montante en leur offrant de meilleurs salaires, équipements et conditions de travail. La liste des faiblesses de la presse haïtienne est longue et on l’a souvent évoquée mais aucune solution viable et concrète n’a été offerte pour résoudre le problème globalement. Enfin, à notre humble avis, le problème majeur de la presse haïtienne demeure l’absence d’un code d’éthique dans la corporation journalistique ainsi que celle d’un véritable Conseil National de la Presse à l’exemple de celui existant au Canada. Lors de notre dernier voyage en Haïti, nous avions lancé l’idée au Club de Presse d’initier des États Généraux de la Presse Haïtienne avant 2010. L’idée avait été bien accueillie par nos confrères mais rien de concret n’a été amorcé et les réunions autour de cette proposition n’ont toujours pas eu de réel suivi. Or, comme dit le dicton, il ne faut pas être plus royaliste que le roi !

La route pour une presse responsable, caractérisée par l’organisation et l’éthique pour le développement d’Haïti, est encore parsemée d’embûches et il faudrait un sursaut de la corporation pour que la presse haïtienne redevienne crédible aux yeux du public et, surtout, respectée.

Nancy Roc, de Radio Métropole Haïti
Montréal, le 10 septembre 2009

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