mardi 13 avril 2010

« Les Antilles en colère. Analyse d’un mouvement social révélateur ». André Lucrèce, Louis-Félix Ozier-Lafontaine, Thierry L’Etang. L’Harmattan. 2009.


Comme bien d’autres français de métropole, j’ai suivi attentivement les événements sociaux qui se sont développés tant en Guadeloupe, en Guyane qu’à la Martinique au début de l’année 2009. Travaillant régulièrement en Martinique, comme consultant auprès des organisations de travail, c’est avec un intérêt accru que j’ai lu ce livre, « Les Antilles en colère » qui permet de bien comprendre les causes et l’ampleur de cette crise sociale.

La première partie de ce livre, de loin la plus longue (pp 11 à 144), présente une analyse de ce que l’on a appelé « le mouvement du 5 février » qui, pendant 38 jours, en février et mars 2009, a mobilisé une partie importante de la population martiniquaise (20 à 50 000 personnes sur une population totale de 400 000 personnes). Un mouvement qualifié d’« imprévisible », d’« hyperactif », de « polymorphe », par son auteur, éprouvant « l’ensemble d’une société ».

Structuré et soutenu par l’initiative intersyndicale, ce mouvement, s’est fondé sur une croyance collective partagée, « l’existence d’une surexploitation, d’où la profitation », comme le rappelle l’auteur. Les leaders ont revendiqué une baisse des prix à la consommation, une amélioration des rémunérations les plus basses et une défense de l’emploi. Pour autant, d’autres enjeux se sont très vite agrégés à ce mouvement social. Ils concernaient « l’orientation globale du système sociétal » en vigueur en Martinique depuis plusieurs décennies. Yves Jego, Secrétaire d’Etat à l’outre-mer, a lui-même confirmé cette problématique en déclarant, le 13 mai 2009, dans une interview publiée par le journal France Antilles : « Ce modèle, la départementalisation, après plus d’un demi-siècle d’existence, semble éprouver une forme d’essoufflement et il faut un modèle plus adapté au siècle actuel, répondant aux aspirations de modernité » des martiniquais.

Acteurs locaux et représentants du gouvernement français pouvaient-ils, dans ces conditions, trouver des voies de solution à ce mouvement social ? C’est tout l’intérêt du travail précis et méthodique, réalisé par l’auteur de ce texte, que de nous montrer combien la situation sociale, en Martinique, est complexe. Selon lui, un vrai dilemme recouvre la résolution d’un conflit social se manifestant dans une société « vulnérable », comme la Martinique, dans la mesure où il rencontre très vite la question de l’identité. Immergés à la fois dans un contexte franco-européen et dans leur milieu antillais, les Martiniquais seraient pris en tenaille entre ces deux pôles. Ce qui expliquerait à la fois leur réticence et leur ambivalence envers des solutions institutionnelles, leur malaise et leur tension à constater leur propre impuissance à aller de l’avant autrement qu’au travers d’un mouvement aussi éphémère qu’éruptif, voire irrationnel.

Conscient de la nécessité, pour les martiniquais de progrès, de concevoir un projet formalisé, reflétant une vision partagée de l’avenir, associant « justice matérielle » et « respect de la reconnaissance identitaire », mais également conscient des obstacles qui parsèment cette voie, l’auteur semble parfois découragé, observant que « les enjeux non réglés s’accumulent et suscitent en permanence des frustrations qui conduisent à une quête tenace de compensation ». D’où, d’un côté, « refus de la pwofitasion » et de l’autre « affirmation de l’appropriation du pays, ²Matinik cé ta nou, cé pa ta yo² ». Mais, par ailleurs, « l’hyper dépendance socio-économique » de la Martinique vis-à-vis de l’Etat français en ce qui concerne son approvisionnement, au sens large, la santé, les transports, a fortement contribué à créer « un système de contraintes qui s’est progressivement refermé sur le consommateur martiniquais », engendrant un état de crise sociale quasi permanent.

En analysant de façon très percutante le besoin et le désir de consommer, voire de surconsommer des antillais, « forme d’aliénation douce qui s’empare silencieusement de l’individu », cette première partie du livre permet au lecteur de bien comprendre l’angoisse de survie à laquelle sont confrontés les martiniquais. Sans le maintien d’un lien de dépendance avec la métropole, ne risquent-ils pas de devoir se confronter, seuls, aux nombreux risques, naturels Mais comment supporter cette addiction, qualifiée « d’ombilicale » par l’auteur, quand, dans le même temps, chacun rêve d’émancipation sociale et collective ? Quand chacun constate le prix élevé de cette dépendance : d’une part, la soumission a un système économique écrasant, surtout pour les catégories les plus modestes, d’autre part, la perpétuation d’une « hiérarchie raciale basée sur un référentiel privilégiant la phénotypie blanche et ses valeurs classiques ».

L’auteur ne manque pas de rappeler également certaines tendances lourdes, historiques et actuelles. Le passé esclavagiste de l’île continue toujours de tourmenter les esprits et de peser « négativement sur la conscience sociale ». L’éruption volcanique de 1902 qui détruisît Saint Pierre, ville capitale, tout comme l’occupation vichyste, conduite par l’Amiral Robert, durant la seconde guerre mondiale, constituent également, bien que dans une moindre mesure, des phénomènes traumatiques non encore digérés. Les conditions de résilience collective semblent donc très difficiles à réunir. Par ailleurs, aujourd’hui, les postes de dirigeants administratifs et économiques de la Martinique seraient toujours occupés, en majorité, par des blancs. De façon historique et actuelle, les familles békés, continuent d’occuper une place centrale dans l’économie de l’île et une place à part dans la société martiniquaise à laquelle elles ne se mêlent pas.

Pour autant, une aspiration au changement existe bel et bien, contre la vie chère et contre la profitation. Les accords du 8 mars 2009 en prennent acte et engagent d’une part les employeurs, l’Etat et les collectivités locales à apporter un surplus de salaires aux employés, d’autre part les opérateurs de la grande distribution à baisser les prix, à court terme, de nombreux produits de première nécessité.

Concernant ce que l’auteur considère comme le problème de fond, c’est-à-dire le dilemme martiniquais, les engagements des dirigeants français, et en premier lieu du Président de la République lui-même, pour favoriser une évolution des méthodes de gouvernance des sociétés de l’outre-mer français, seraient des mesures favorables à sa solution. Toutes les initiatives prises ainsi que l’organisation d’Etats Généraux, sont clairement présentées dans cette partie du livre.

Assurément, ce mouvement social a été l’occasion, pour chaque martiniquais, de s’engager dans une action collective permettant de penser, au moins un certain temps, qu’il lui était possible « de contraindre l’adversité par la force collective rassemblée », de faire advenir l’image qu’une « Martinique idéale a habité les rêves, le temps de quelques semaines ». Mais l’auteur ne sombre pas dans le lyrisme révolutionnaire. Observateur lucide jusqu’au bout, il note le climat social dépressif post-mouvement, la crise de confiance qui envahit une partie de la population quant à la capacité de son système social à résoudre des problèmes structuraux comme le chômage des jeunes, les déséquilibres économiques et, in fine, le risque d’escalade des actes violents envers les personnes et les biens, situation que connaissent nombre d’états voisins des Caraïbes comme de l’Amérique du Sud.

Au-delà des sentiments de « désenchantement », de « doute », de « résignation » éprouvés par certains, il note même l’existence d’un « sentiment de culpabilité collective », comme si les manifestants éprouvaient, aujourd’hui, une crainte, plus ou moins consciente, d’avoir osé défier l’ordre social et ses représentants au long des 38 jours que dura ce mouvement social ; certains ayant même été jusqu’à imaginer qu’ils allaient pouvoir « renverser d’un coup l’ordre dominant ».

On l’aura compris, un mouvement social d’une telle ampleur est nécessairement complexe et son analyse nécessite d’articuler entre eux plusieurs éléments, sans penser faire l’unanimité tant les portes d’entrées sont multiples, selon que l’on mette l’accent sur les revendications sociales, économiques, politiques, voire individuelles.

En tant qu’observateur attentif de l’évolution de la société martiniquaise depuis une quarantaine d’années, ayant longuement travaillé avec Gérard Mendel, psychanalyste et anthropologue auquel se réfère l’auteur, nous voudrions livrer une observation personnelle, issue de la lecture de ce livre. A l’évidence, la société martiniquaise voudrait sortir du dilemme exposé tout au long de cet ouvrage, exercer un certain pouvoir sur sa situation sociale et collective, être davantage aux manettes, pourrait-on dire, se sentir partie prenante quant à son avenir. Tout en préservant les conditions de sa « sécurité existentielle collective », comme le rappelle l’auteur, ce qui est bien compréhensible. Et, d’un point de vue politique et institutionnel, en restant dans le cadre général de la France, ce qui est un point acquis de nos jours. Aucune mesure gouvernementale ne peut laisser entendre que la France souhaiterait se séparer de ses territoires d’outre-mer.

Ces éléments étant rappelés, il nous semble qu’une avancée significative, sur le terrain et dans les consciences, ne pourra avoir lieu sans une compréhension et une prise en compte de la réalité actuelle, en particulier économique. La France métropolitaine, comme de nombreux autres pays européens, est objectivement dans une situation de relatif déclin économique. Ce qui signifie, par voie de conséquence directe, que certains territoires comme ceux de l’outre-mer, verront, dans les années prochaines, le montant des aides qui leur sont octroyées, nécessairement réduit.

En l’absence d’une prise en compte de cette réalité, qui résulte en grande partie de la mondialisation et du développement d’une économie libérale à l’échelle mondiale, il est à craindre que les antillais, s’ils maintiennent une situation de forte dépendance à l’égard de la métropole, soient de plus en plus frustrés. Et leur souhait d’exercer un certain pouvoir sur leur propre situation sociale et collective risque de se déliter de plus en plus.

A titre d’exemple, peuvent-ils continuer à consommer, voire à surconsommer, sans s’exposer durablement aux effets négatifs de toute restriction dans ce domaine ? Peuvent-ils vivre ensemble sur un petit territoire sans prendre à bras-le-corps la question de la démographie qui, aujourd’hui déjà, aboutit à ce que 25 % de la jeunesse se trouve sans emploi ? Peuvent-ils continuer à importer chaque année d’avantage de véhicules sans tenir compte des capacités de circulation routière de l’île, sans accroître leur dépendance envers la DDE et la SARA ? Peuvent-ils continuer à tenir un discours ambivalent envers le tourisme et considérer que cette activité est importante pour le développement économique de l’île ? Peuvent-ils continuer à tourner le dos aux questions écologiques et environnementales et se désoler de l’existence de décharges sauvages ou de la présence de nombreuses carcasses d’automobiles sur le bord des routes ? Peuvent-ils constater les difficultés de nombreux citoyens à se déplacer sans envisager une politique de transports publics collectifs à bas coût ? Autant de questions à propos desquelles nous pensons que les martiniquais pourraient effectivement exercer un réel pouvoir sur leur situation, et en être fiers, s’ils parvenaient à traiter, à leur niveau, sérieusement et collectivement, ce genre de questions et déboucher ainsi sur des propositions concrètes, partagées et acceptées par tous.

En l’absence d’une structuration de la réflexion et de l’action collective, le risque est grand, pour la société martiniquaise, de se maintenir dans une relation psychologique de dépendance envers la métropole, quasiment œdipienne, d’assistanat au plan économique, de frustration généralisée, engendrant des mouvements psychosociaux irrationnels, voire dangereux pour la collectivité.

Dans une seconde partie (pp 145 à 184), intitulée « Eloge de la marchandise », l’auteur explique que le système de marchandisation qui s’impose aux martiniquais, tend à les transformer en consommateurs obsédés, compulsifs, aliénés lorsqu’ils ne savent pas eux-mêmes se protéger contre les sirènes de la tentation, ce qui est particulièrement le cas des jeunes. On notera avec intérêt que sa réflexion débouche sur des propositions tout à fait cohérentes avec celles que nous avons développées précédemment. Desserrer l’étau funeste de ce système sur la population nécessiterait, en effet, et selon lui, de la part des acteurs sociaux et politiques locaux, la volonté d’engager une réflexion collective sur le fonctionnement même de leur société afin de construire des solutions alternatives adaptées.

Il cite comme exemple « la nécessité de développer des réseaux spécifiques vendant du producteur au consommateur avec des prix qui n’intègrent pas les intermédiaires », la volonté de préserver les terres agricoles de la spéculation immobilière et de protéger ces terres ou encore la volonté de maîtriser les déchets ménagers en forte croissance aux Antilles. Un tel processus d’appropriation de son environnement, s’il est nécessaire à toute société, l’est sans doute encore davantage pour un petit pays comme la Martinique, marqué, comme cela a déjà été dit, par un lourd passé où la population locale issue de l’esclavage a longtemps été privée de toute capacité d’agir sur son destin.

Enfin, dans le dernier chapitre de ce livre, « De la grève en temps de carnaval » (pp 184 à 189), l’auteur, en rappelant que le carnaval a été interdit aux Antilles en 2009, montre bien que les « us et coutumes traditionnels » d’une société sont sans cesse confrontés au mouvement destructeur de ce qu’il appelle une « globalisation triomphante ».

Gérard Lévy
Psychosociologue
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