jeudi 28 janvier 2010

Les nouvelles du matin, par Lyonel Trouillot

Secousse la veille au soir. Ça, pas besoin de la radio pour le savoir. Les clameurs le disent. Il y en a qui parviennent quand même à dormir. C'est une stratégie comme une autre pour ne rien entendre, ne rien sentir. À moins que la terre qui tremble ne pénètre dans les rêves. Mais les "banques de borlette", les loteries privées n'ont pas recommencé à fonctionner. Et je ne sais pas si dans les "tchalas" (les livres qui établissent les correspondances entre les songes et les nombres) il y a une page tremblement de terre. La secousse de la veille, dans notre cour, ma fille ainée et moi sommes les seuls à l'avoir sentie. Ce fut rapide, presque doux. Nous n'avons pas jugé nécessaire de réveiller les autres.

Cela fait maintenant partie du quotidien : une évaluation spontanée, à la seconde presque, de la secousse. Faut-il courir, craindre pour sa vie, chercher à protéger ses proches, ou laisser passer sans bouger ? Depuis le 12 janvier, on se pose ces questions au moins deux fois par jour. Le ministre de la Jeunesse et des Sports et la ministre de la Culture et de la Communication ont parlé à la presse. Ils devraient le faire plus souvent. 385 centres (il n'aime pas le mot "camp") selon le ministre de la Jeunesse. Il parle sans doute des grandes surfaces. Il y en a bien plus si l'on compte les multiples terrains vagues sur lesquels des groupes de personnes se sont établis. La ministre de la Communication parle des actions qui sont en cours.

Ce qu'on demande à l'État - on n'a pas fini de le dire - c'est de renseigner et de coordonner. De bons pas dans la bonne direction. "L'Alternative", la formation politique réunissant les principaux partis de l'opposition (molle) a sorti un communiqué qui n'est pas nul. Des propos rassembleurs. Un appel à la solidarité. Dans le respect de la souveraineté. Il y a aussi un des chefs du vaudou qui a pris la parole. Ce qu'il dit n'est pas différent de ce que disent certains catholiques. Les fosses communes, les cadavres enterrés sans avoir été identifiés, cela ne correspond pas aux traditions. Il manque les rituels ordinaires. Mais ce n'est pas une mort ordinaire qui plane sur le pays, ce n'est pas une mort "naturelle", dit un passant. Plus tard, on pourra envisager des cérémonies oecuméniques (il serait temps que les religions fassent la paix). Pour l'instant, il faut dégager les rues, protéger les vivants de la chair qui pourrit sous les décombres.

Il n'est pas facile de convaincre une foule de son erreur, surtout lorsqu'elle a faim

Ruée vers l'aéroport. Mais les Américains, contrairement aux rumeurs qui les voudraient plus généreux, ne laissent partir que les citoyens américains en direction des États-Unis. On découvre que des personnes qu'on croyait connaître avaient un passeport américain en réserve. Surprise parfois douloureuse. Il y a aussi le mouvement inverse. Des jeunes qui cherchent à entrer dans le pays, qui offrent leur aide. Leurs parents ont parfois tout fait pour qu'ils soient le moins haïtiens possible. Échec des stratégies d'éloignement. Ils veulent revenir, ne serait-ce que quelques jours, quelques semaines. Aider. Certains parviennent à rentrer. On ne leur demande pas trop comment. On est content de les voir. Ils s'activent. Ce mouvement vers le pays a quelque chose de réconfortant.

Brouhaha, confusion, coups de feu dans la zone de l'ambassade des États-Unis. La foule aurait cru que la nourriture qu'un camion devait livrer aux militaires qui encerclent l'ambassade lui était destinée. Il n'est pas facile de convaincre une foule de son erreur, surtout lorsqu'elle a faim. Dans l'après-midi, un direct sur CNN. Sur la route, je remarque les camions, les pelles mécaniques. Le travail de déblayage est en cours. Une rue est bloquée. Le taxi moto se faufile dans des chemins non asphaltés. Nous débouchons sur un marché : légumes, bananes. Les gens s'accrochent à la vie. La mauvaise part de la journée. À l'entrée de l'hôtel autrement fermé où est logée l'équipe de CNN, l'agent de sécurité refuse de me laisser passer. Il bloque tous les Haïtiens. Quelqu'un lui crie que c'est ça le mal du pays : le non-respect de ses semblables, et que les personnes qu'il bloque ne sont pas venues mendier. Le patron arrive et s'excuse.

Mais le mal est fait. Avant le tremblement de terre, l'un des malheurs de ce pays c'était le "deux poids, deux mesures" qui fixe des traitements différents selon des critères odieux. Après un tel malheur, de telles pratiques peuvent-elles se maintenir ? Je me promets de poser la question à l'agent de sécurité et au patron. Mais après l'entrevue, j'oublie. Je contemple le Champ de Mars, la place des Héros transformée en refuge. Il ne s'était pas trompé, celui qui disait : c'est le mauvais côté de l'histoire qui fait l'histoire.

(Dernier livre paru : Yanvalou pour Charlie , Actes Sud, prix Wepler 2009)

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