mardi 26 janvier 2010

L’enfer va-t-il encore danser sous nos pieds ?


Je suis de ceux et celles qui ont survécu au séisme du 12 janvier 2009. J’ai encore une maison. Ma famille proche est vivante, nous ne pleurons aucune perte. J’ai de la chance d’avoir encore de l’électricité et d’accéder à l’internet. Alleluia ! Quand j’ouvre mon pc et qu’un nouveau nom figure dans la liste de mes contacts en ligne, je respire un grand coup. Ayibobo ! Nous sommes deux familles voisines et nous mettons nos moyens en commun pour tenir.

Des secousses jusqu’au milieu de la journée, quatre jours après. Je suis traumatisée, j’en ai conscience mais je ne peux tout simplement pas retenir mon corps quand il panique. Je crois qu’environ deux millions de personnes souffrent du même traumatisme. Nous entendons le bruit sinistre qui vient avec la secousse et nous sentons la terre frémir sous nos pieds, mais nous ne savons pas toujours si la sensation est imaginée ou ressentie. L’enfer va-t-il encore danser sous nos pieds ? J’appelle cela le syndrome de la secousse.

Je souffre aussi du syndrome de la porte ouverte. Quand je suis dans la maison, je dois toujours avoir une porte ouverte sous les yeux. Pour courir plus vite que la mort. Une illusion pourtant. Les survivants ont survécu parce que les maisons sous lesquelles ils se trouvaient ne sont pas tombées. Les autres n’ont pas eu le temps de sortir. En quelques secondes, tout était fini, deux spasmes des entrailles de la terre et notre destin faisait une tête à queue. Nous dormons encore sous les étoiles. Dieu, ce que les nuits sont belles !

Dans les quartiers populaires du bas de Port-au-Prince, après quatre jours, les humains cohabitent avec les cadavres décomposés. La douleur mûrit, elle habite la ville. Les moyens du Centre National de l’Equipement sont dépassés, il faudrait cinquante fois plus de camions pour emporter, brûler ou enterrer les morts. Une odeur pestilentielle recouvre les quartiers les plus touchés, on ne peut les traverser sans vomir. Exode vers la province. Certaines rues sont bondées de gens qui vont dans toutes les directions. Il faut quitter la capitale, ces rues qui sont des veines éclatées. Les voleurs hantent le bas de la ville, on pille les magasins. On braque les piétons, on dépouille les gens du peuple du peu qu’ils ont.

Il y a des quartiers qui sont plus touchés que d’autres, mais tous sont touchés. Bidonvilles, bas de la capitale, quartiers populeux, quartiers résidentiels. Pour une fois en Haïti les clivages de société n’ont fait aucune différence, le séisme ne connait ni classe sociale ni couleur de peau. Nous pleurons tous des morts, chaque appel, chaque visite nous apprend plus de fatalités. Des blessures que nous ne pouvons encore vivre en toute conscience. Le choc est là, on voudrait en avoir rêvé. L’aide internationale est présente, le monde entier a entendu la rumeur qui a emporté Haïti dans ses profondeurs. Ce pays qui fait parler de lui toujours pour des raisons tragiques. Ce pays marqué du signe du sang. Les autorités sont dépassées par la situation. On n’entend pas le gouvernement. Il reste muet, il ne parle pas à son peuple. Il nous confirme sa faiblesse. Le chef de l’état ne sait pas trouver les mots pour parler au peuple, pour nous encourager, nous donner confiance. Nous sommes frappés à la tête. Nous, Haïtiens, avons jusqu’à présent le sentiment d’être livrés à nous-mêmes. Pourtant l’aide a débarqué et continue de débarquer massivement. Le gouvernement de la République Dominicaine voisine a été l’un des premiers à réagir, oubliant tous les conflits qui nous opposent à cause de la migration haïtienne qui est un problème économique et politique grave entre nos deux pays. Les États-Unis d’Amérique, la France, le Canada, l’Europe, le Japon, la Chine, tous se mobilisent, tous veulent faire atterrir des avions dans notre espace aérien bondé. Il n’y a plus de tour de contrôle à l’aéroport. Il y a même eu un incident diplomatique suite au refus de la part des autorités étrangères contrôlant l’aéroport de laisser atterrir un avion hôpital venant d’Europe.

Mais cette aide internationale ne coule pas dans les rues, pas encore de tentes, pas encore de dispensaires ambulants, pas encore de soulagement. Nos hôpitaux sont dépassés, plus de médicaments, aucun soin ne peut-être donné. Le peuple, la masse des sans-abris qui occupe les rues et les places publiques attend toujours, dans la peur et la frustration. Il y a toujours des hommes, des femmes et des enfants en vie sous les décombres. Pour eux, pour ceux qui les recherchent et les attendent, l’espoir diminue d’heure en heure. Ceux qui le peuvent quittent le pays par la frontière, l’exode à un autre niveau.

Sur les places publiques, des installations de fortune, on s’agglutine pêle-mêle. On fait ses besoins ou on peut. On a faim, soif, et on souffre. Et on prie, toute la nuit. Pour la cinquième nuit consécutive ils ont prié, les mains levées au ciel. Jésus !... Jésus ! Le nom sur toutes les lèvres. Nous avons trop péché, c’est la punition divine. Repentez-vous ! Une telle épreuve ne peut-être qu’une punition de Dieu, fatigué de nous voir pêcher. Difficile d’enlever cela des têtes, difficile de ne pas croire à la malédiction. Surtout quand 90% des églises chrétiennes sont tombées. Le combat du bien contre le mal. L’archevêque de Port-au-Prince a péri.

Où sont les vodouisants ? Aucun tambour n’a résonné dans la beauté des nuits criblées d’étoiles. La suprématie chrétienne se révèle dans toute sa puissance. En Haiti, le vodou évolue dans une certaine ombre, de façon mitigée, acceptée sur un plan esthétique et défendu par une génération d’artistes qui y voient un élément puissant de notre culture, un matière première au potentiel esthétique inépuisable ; mais rejeté par les chrétiens, particulièrement ceux des cultes réformés. Le vodou traverse notre structure mentale, l’haïtien est mystique de nature, il vit près de ses rêves. C’est pourquoi cet héritage spirituel ne peut pas disparaître de notre culture. Mais il vit en situation hypocrite. Ceux qui en ce moment prendraient le risque de faire un service vodou se verraient probablement lynchés. Cela s’est déjà vu dans des situations de crises politiques aigües dans le passé en Haïti. La foi vodou devra rester « underground », les esprits de nos ancêtres devront encore souffrir de la soif et de la faim.

Alors qu’on se chamaillait pour les prochaines élections législatives, alors que les politiciens s’attrapaient par les cheveux pour quelques places au sénat ou à la chambre des députés, tout paraît a présent tellement dérisoire. Le pouvoir actuel veut se perpétuer, c’est une sorte d’instinct qui pousse le politicien haïtien à se déshumaniser. Toujours la même histoire du petit groupe qui veut tout garder, et garder le statu quo de la misère pour tous les autres.

Le gouvernement a été frappé de plein fouet. Presque tous les immeubles étatiques sont tombés, entrainant dans leurs chutes des dizaines, des centaines de cadres du gouvernement. La faiblesse des structures rend la distribution de l’aide internationale impossible jusqu’au matin de ce cinquième jour. Émeutes et pillages sont inévitables si la ceinture de sécurité de la ville n’est pas garantie par des forces militaires et policières solides. On attend des milliers de militaires américains dans les prochains jours. Mais la frustration en attendra-t-elle autant avant d’éclater ?

La société civile se réveille, cherche à se rassembler pour aider, monter des cellules d’urgence. Il a fallu enterrer les morts en vitesse ; il y a encore des milliers de corps sans sépultures à l’échelle de toute la capitale, de ses environs, des villes de Léogâne, vers le sud, de Jacmel au sud-est, de Cabaret, à l’Ouest et bien d’autres encore. Maintenant il faut concentrer toutes nos énergies pour un grand élan de solidarité, le plus grand élan de solidarité que notre histoire exigera de nous. Car les jours à venir sont sombres. L’année scolaire semble compromise, tous les services sociaux sont gravement touchés. Les épidémies nous menacent. Tout est à reconstruire dans un pays déjà pauvre, déjà touché par le sous-développement endémique. L’immensité de la tâche est écrasante. Mais il vaut mieux ne pas la considérer dans sa totalité, nous devons voir la première main à tendre, la première souffrance à soulager. Rester en vie et perpétuer la vie, un jour à la fois, une heure à la fois.

Nous sommes dans un instant de nos vies où seule la foi nous tient debout. La foi en un pays qui s’appelle Haïti et qui malgré tous les coups reçus, les coups qu’il s’est donné, ne veut pas mourir. Une nation née dans de drôles de circonstances, dans le feu, le fer et le sang. Une nation qui traîne un passé de gloire devenu trop lourd à porter. Ce tremblement de terre nous met à genoux, le nez dans la boue, dans la détresse la plus totale. Est-ce le coup de grâce pour Haïti ? Nous disons non. C’est peut-être une chance, une renaissance. Une force émergera peut-être de cette épreuve, elle fera peut-être tomber les bandeaux sur nos yeux, ceux qui nous empêchent de nous voir tels que nous sommes. Nous avons le droit à ce rêve de pure folie. Mais nous avons besoin de la force des autres avec nous, pour de vrai, pour longtemps.

Premiere parution en Allemagne (Die Zeit. Nr.4 S.41).

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