mardi 26 janvier 2010

"La nature n'a pas de morale"


Rencontre avec l’écrivain et dramaturge Frankétienne, 73 ans. Il raconte le chaos, l’histoire de l’île et l’arrivée des Américains.

"Il faut monter à pas de chat, veloutés." Barbe blanche de patriarche biblique et légèreté de jeune homme, Frankétienne, le plus grand poète haïtien, également peintre, grimpe tout doucement jusqu’au deuxième étage de sa villa de Port-au-Prince. Là-haut, ce n’est que fissures, failles, éboulis et il a fallu condamner le bureau avec vue sur le soleil couchant. Comment une si belle bâtisse, solide en apparence, construite en 1979 par son architecte de frère a-t-elle pu s’affaisser ainsi? "C’est dangereux. Tout s’est effondré, seuls les livres tiennent encore debout."
"Il faut survivre, on a l’habitude de la misère"

Quand tout fout le camp, il reste la culture. Le lendemain du séisme, l’écrivain et dramaturge créoliste, à qui l’on doit une soixantaine d’ouvrages dans sa langue maternelle, celle de la majorité de la population, celle que méprisent les élites, a accusé le coup. Cet auteur parfois hermétique, inventeur d’une esthétique du chaos baptisée "spirale" qui traverse aussi ses tableaux bicolores remplis de cercles et de mouvements, sait pourtant que "c’est la vie qui est comme ça, inaccessible, incompréhensible". "C’est vrai, j’ai pleuré. Je me suis senti déchiré, impuissant. Si on baptisait les tremblements de terre comme on le fait pour les cyclones, celui-ci aurait pour nom Belzébuth. Ce n’est pas une malédiction mais l’œuvre de la nature. La nature n’a pas de morale, elle ne veut rien, elle est." La secousse l’a pris par le col alors qu’il était en train de se faire interviewer par un journaliste portoricain. Le type s’est mis à prier. Lui s’est contenté de lui attraper le bras en s’accrochant très fort à un pilier. "J’ai eu peur, j’aurais pu crever."

Au matin, ses amis et fils spirituels, les écrivains Dany Laferrière, Lyonel Trouillot et Rodney Saint-Eloi, l’ont trouvé en larmes devant sa maison. "Je l’ai incité à sortir en lui disant que les gens avaient besoin de le voir. Lorsque les repères physiques tombent, il reste les repères humains. Frankétienne, cet immense artiste est une métaphore de Port-au-Prince." Ou bien la conscience même de la ville, qui exprime, par ses pleurs, la peine que l’homme de la rue cache tout au fond de lui. "Le détachement des Haïtiens n’est qu’apparent, explique-t-il. Bien sûr, il faut survivre, on a l’habitude de la misère, mais il y a une grande douleur intérieure que seules les nécessités du quotidien parviennent à éclipser."

En cette fin de semaine, alors qu’une vie amputée reprend peu à peu à Port-au-Prince, la vigie de 73 ans donne l’impression de livrer un corps-à-corps avec la bête qui gronde encore chaque jour, de petites en grosses répliques. Le soir, il dort tout au fond de son jardin, juste à côté du mur d’enceinte de sa propriété, pour éviter d’être piégé avec sa femme par un orage de béton. "On se met sur une dalle très solide. Aucun risque d’effondrement à cet endroit." La journée, alors que des ouvriers commencent à déblayer les gravats et les planches qui bouchent l’entrée de sa résidence, il se remet au travail à l’ombre de la terrasse. "Je prépare les répétitions de ma nouvelle pièce de théâtre. Il faut absolument qu’elle soit jouée. Je pensais le contraire la semaine dernière, mais j’en suis certain désormais: il ne faut pas annuler." Ecrit à l’automne, ce texte étrangement prophétique met en scène les survivants d’un séisme, d’un désastre écologique. Des hommes égarés dans un univers apocalyptique qui évoquent les naufragés haïtiens qui campent dans les parcs, les stades et les terrains vagues. "Ni dehors… ni dedans/Ni ici… ni ailleurs/Nous sommes partout et nous ne sommes nulle part/Jusqu’au fond de l’abyme/dans le royaume du rien/Les objets et les corps sont des ombres, des reflets dérisoires."

Si, contrairement à nombre de ses concitoyens, il refuse de croire à une malédiction ("Dire que c’est une malédiction c’est dédouaner les vrais coupables de ce malheur"), s’il répète qu’un séisme peut frapper partout, Frankétienne, ancien opposant à la dictature Duvalier, tient les politiciens de son pays, des représentants de la bourgeoisie aux populistes, pour responsables d’une partie du chaos actuel. Urbanisme galopant, déforestation, absence de règles de construction ont transformé les collines pelées en toboggans mortels. "Nous avons salopété la planète", lâche-t-il. Pour cet homme issu d’une famille très modeste, né du viol d’une gamine de 16 ans par un riche Américain blanc, les dirigeants successifs d’Haïti se sont disqualifiés. Selon lui, l’erreur historique remonte aux lendemains de l’indépendance du pays, quand, au lieu d’inventer leur propre système, les esclaves libérés ont calqué les modèles existants. Cette erreur s’est répétée tout au long du XXe siècle. "Ni le populiste Aristide ni aucun de nos dirigeants n’a jamais su écouter le peuple, ses revendications, ses besoins. Ce sont des prédateurs, des voyous, des irresponsables. Où sont-ils en ce moment? Pourquoi voit-on si peu le président et le Premier ministre? Est-ce qu’ils ont peur? Est-ce parce que leur patron américain est là?"
"On ne peut pas se battre contre ce fléau tout seul"

Alors que le Vénézuélien Chavez et le Bolivien Evo Morales grondent contre l’invasion américaine, Frankétienne est au diapason de la majorité des Haïtiens. Pas dupe mais résigné: "Je suis lucide. Les Etats-Unis sont venus pour couper la route aux boat people." On n’entendra pas le vieux tiers-mondiste, fervent admirateur de la révolution cubaine aujourd’hui reconverti en militant écologiste et altermondialiste, s’emporter contre l’arrivée de l’Oncle Sam, c’est-à-dire du "patron des prédateurs internationaux, du gouvernement de la mondialisation". "Il y a un consensus relatif ici : on ne peut pas se battre contre ce fléau tout seul. Comme dit le proverbe haïtien: Ou ap fèmen baryè lè kabrit fin manje jaden ou! Ce qui veut dire: Tu fermes la barrière alors que les chèvres ont déjà mangé le jardin."

Devant leur terre émiettée, tous les Haïtiens jouent aux apprentis architectes bâtisseurs. Certains songent à transporter Port-au-Prince dans un endroit plus sûr. D’autres plaident pour l’instauration de normes antisismiques très sévères. Le dramaturge confirme que le petit Etat caribéen se trouve à un carrefour historique: "Si l’intervention humanitaire est bien menée, ça nous donnera du souffle. Sinon, ce sera la mort." Le défi est à la mesure de la secousse: il faudra gérer l’aide avec probité, mais sans être soumis au diktat américain. Un équilibre instable qui n’inquiète pas outre mesure le vieil écrivain. Après tout, son pays posé à califourchon sur une faille n’est-il pas apte à réconcilier les contraires? "A condition de sortir de la panne d’imaginaire qui nous paralyse." Même sonné, même inquiet devant les balafres qui lézardent sa maison, un poète reste un poète, qui préfère regarder les étoiles plutôt que le béton. Il l’a souvent répété: "Le rêve est incontestablement le premier des chemins qui conduisent à la liberté. Rêver, c’est déjà être libre."

source

Aucun commentaire: